LETTRE OUVERTE AUX MEMBRES DE
L’ARCHEVÊCHÉ
Nous
nous trouvons à la croisée des chemins. C’est maintenant que nous devons nous
poser clairement la question : quelle est notre identité ? Quelle est
notre spécificité ? Que souhaitons-nous ? Est-il important que nous
continuions à exister en tant qu’archevêché, et si oui, pourquoi ?
« De tradition russe » ou « Églises
russes »
Il
y a des voix qui insistent sur le caractère russe de l’Archevêché. Le
Patriarcat de Constantinople nous donne implicitement et, depuis quelque temps,
explicitement ce statut. Pour Constantinople, notre existence semble avoir été
reconnue comme légitime uniquement à cause de notre tradition russe, puisque
rien d’autre n’est dit dans le texte du 27 novembre sur la raison d’être de l’Exarchat.
Pour ceux d’entre nous qui sont des descendants de ceux qui ont fondé l’Archevêché
en fuyant la dictature bolchevique, cette raison d’être nationale ou culturelle
est encore importante, et cela est tout à fait légitime. Même pour ceux qui ne
sont pas russes d’origine, elle peut manifester un choix ou une préférence
culturelle, surtout quand nous pensons à la distillation de l’héritage russe
par les grands théologiens et fondateurs de l’Archevêché.
Mais
cette raison d’être devrait-elle être la seule? Les considérations nationales
ou même culturelles devraient-elles prendre la première place? Si oui, alors
nous ne sommes ni plus ni moins que n’importe quelle autre Église nationale, ou
que leurs représentantes en Occident.
Et
si non, qui sommes-nous et qui voulons-nous devenir? C’est à cette question qu’il
faut essayer de répondre de la manière la plus claire possible en ce moment de
vérité.
Conciliarité et indépendance politique
Même
si l’Archevêché est issu de l’émigration russe
et s’il garde des spécificités liturgiques et culturelles russes, il a depuis
longtemps acquis d’autres spécificités ; d’autres fleurs ont poussé dans
ce terreau initial fertile.
En
premier lieu, même au point de départ, l’Archevêché n’a pas eu comme but de
simplement garder la tradition et la culture russes, comme elles avaient été
vécues en Russie, mais bien aussi d’appliquer les idées du Concile de Moscou de
1917-1918, qui se proposait d’adapter l’Orthodoxie aux conditions de vie de
notre époque (notamment l’organisation plus ‘démocratique’), d’un côté, et qui
correspondaient de plus près au christianisme des premiers siècles, d’un autre.
Le Concile de Moscou proposait une organisation moins centralisée et donnant
plus de place aux laïcs dans l’organisation de l’Église.
Ensuite,
depuis le début, l’émigration russe a transformé sa précarité matérielle, liée
à un exil non choisi, en avantage, dans un esprit qui correspond à celui de l’Évangile :
une Église pauvre, mais libre de toute dépendance par rapport à un État,
soit-il totalitaire ou démocratique ; des prêtres qui doivent aussi
travailler en dehors de leur paroisse pour nourrir leur famille, donc des
prêtres qui ne dépendent pas de l’éventuel arbitraire des autorités
religieuses, ayant ainsi une parole plus franche et plus libre ; des
prêtres qui savent partager les tâches avec leurs paroissiens. Une Église qui ne doit pas sans cesse se référer
aux autorités de l’État qui finance mais aussi contrôle de près ses activités et jusqu’à sa parole.
Elle
a su par ailleurs utiliser les lois de l’État démocratique pour consolider sa
situation en France et en Europe, se donnant des statuts qui la protègent contre les abus internes et externes. Un
très heureux équilibre qui lui a conféré une indépendance nouvelle, rare dans
le monde orthodoxe contemporain.
Les
paroisses fonctionnent aussi de manière conciliaire, elles sont organisées de
manière transparente. Les laïcs participent activement et prennent part aux
décisions administratives et
financières. L’évêque est secondé par un conseil formé de clercs et de laïcs,
une assemblée clérico-laïque participe aux décisions
sur les questions les plus importantes de la vie de l’Archevêché.
Un approfondissement théologique, un retour à la tradition
vivante
Le
kairos, moment propice de l’émigration russe du début du 20e siècle a
été aussi celui des redécouvertes théologiques . De nouveau, il ne s’agit
pas ici de se vanter ou de se parer aujourd’hui avec
ce que d’autres ont été avant nous, mais de faire notre possible pour marcher
dans leur traces, et faire en sorte que leur travail puisse être continué. C’est
de l’émigration russe que sont sortis certains
des plus grands théologiens orthodoxes du 20e siècle, et la plupart étaient des fidèles de
l’Archevêché.
Par
la force missionnaire de ses fondateurs, par le rayonnement
de l’Institut Saint-Serge issu de ses rangs, et ses contacts fructueux avec les
autres chrétiens, la foi orthodoxe a pu être approfondie, des
générations de théologiens, clercs ou laïcs désireux d’apprendre et de
réfléchir et ouverts au dialogue avec le monde, ont
été formées.
Le caractère multi-ethnique, l’usage des langues locales et
le dialogue avec l’Occident
Plus
tard, à partir surtout de la Seconde Guerre mondiale, de plus en plus de
paroisses en langue locale se sont
formées ; un enracinement dans les pays où les orthodoxes résident passe
par l’usage des langues vivantes locales.
Maintenant,
l’Archevêché comprend beaucoup de paroisses célébrant en français, anglais,
suédois, allemand. De même, il comprend des fidèles d’une multitude d’origines,
issus des pays où l’archevêché se trouve ou encore originaires d’autres juridictions orthodoxes. C’est, de nouveau,
aussi une faiblesse qui se transforme en force : car si l’uniformité
nationale est un facteur d’unité, elle peut aussi isoler une Église et l’appauvrir.
Cette diversité culturelle autour d’une même foi est très rare dans le monde
orthodoxe moderne. Elle est pourtant plus conforme à la foi chrétienne, qui
doit unir les hommes au-delà des considérations nationales.
On
trouve au sein de l’Archevêché, aussi par le concours des organisations qui
sont intimement liées avec lui, comme la Fraternité orthodoxe et l’ACER, plus d’ouverture à l’Occident, plus d’esprit de
dialogue tout en gardant la richesse spirituelle de la Tradition de l’Église orthodoxe.
Les autres et nous
Si
d’autres diocèses orthodoxes en Occident se sont maintenus et formés depuis,
ils dépendent juridiquement mais aussi, dans une très large mesure,
culturellement du pays d’origine. En revanche, l’Archevêché a suivi son propre
chemin. Pourquoi ce qui a été possible pour l’émigration russe n’a-t-il pas
donné les mêmes fruits pour les autres, ou pas encore ? Les raisons en
sont multiples, nous ne nous arrogeons aucun mérite. Le « moment
propice » a été tel qu’il a été donné à
cette émigration russe qui fuyait le communisme, plus qu’à d’autres, de faire
germer ce plant en Occident et de le faire croître.
Sans
une émigration continue, la plupart de diocèses plus nationaux ne
subsisteraient pas. Et tôt ou tard, ils seront
aussi mis devant le choix entre une orthodoxie nationale et une orthodoxie
implantée en Occident. Certains le comprennent déjà et font des efforts dans
cette direction.
Dans
l’Archevêché, on peut en revanche constater
une continuité, d’un côté, avec la tradition orthodoxe russe des origines, et d’un
autre, une adaptation constante à l’Occident, et c’est aussi cela qui le rend
si précieux.
Ferment d’une Église locale en Occident
Il
n’y a pas, dans d’autres diocèses, autant de diversité culturelle et nationale.
Non seulement il y a-t-il, dans l’Archevêché, plus de paroisses en langue
locale qu’ailleurs, mais la composition des paroisses est souvent
multinationale. Nous sommes, de ce fait, actuellement, la seule juridiction
présente en Europe Occidentale qui pourrait constituer la base, à l’avenir, d’une
vraie orthodoxie locale, enracinée ici.
On
nous a accusés parfois d’arrogance quand nous l’avons affirmé: c’est pourtant
un fait, qui peut être vérifié par des statistiques. Nous ne prétendons pas
être meilleurs que les autres, nous prétendons simplement être une orthodoxie
qui mérite le plus le titre d’ « occidentale », donc plus
enracinée, plus adaptée aux réalités d’ici et maintenant, tout en restant
profondément attachée à la tradition orthodoxe. En continuant cette mission,
nous aiderions nos frères orthodoxes des autres diocèses, également, dans leur
intégration. Chacun y apporterait une richesse supplémentaire, par la suite.
Notre
motivation ne devrait pas être de nous opposer - par orgueil ou par une sorte
de déni du réel - à la tendance actuelle dans l’Église orthodoxe de donner la
priorité aux critères ethniques et, du
point de vue de l’organisation, au cléricalisme. Il s’agit plutôt de rappeler,
par notre existence, même difficile et précaire, et avec tous nos défauts et
manquements, la possibilité qu’autre chose puisse prendre forme; que l’Église
est plus que nation et plus que structure de
pouvoir. Qu’elle ne nous isole pas du monde dans lequel nous vivons, mais qu’elle
nous y envoie en mission ; que le Royaume de Dieu n’est pas un ghetto, il
est au milieu de nous, ici et maintenant. Nous avons reçu cette mission, nous l’avons
continuée, à la mesure, parfois très faible, de nos forces, jusque maintenant.
Allons-nous y renoncer au moment où ce défi est plus important que
jamais ?
Pour
rester ce que nous sommes, et ce qui est plus, pour évoluer vers encore plus de liberté, de créativité, de double
enracinement dans l’Orthodoxie et en Occident, et pour pouvoir constituer un
noyau pour une future Église locale en Europe Occidentale, nous devrions bien
réfléchir à notre choix :
Qu’est-ce
qui est plus important pour nous ? Voulons-nous
que nos enfants et petits enfants
puissent être orthodoxes, tout en étant français, belges, anglais...,
voulons-nous être un ghetto, ou voulons-nous pouvoir transmettre la beauté et
la vérité de l’orthodoxie à la culture environnante , dans un langage qui
lui est compréhensible?
C’est
la question que nous devons nous poser et c’est en conséquence de notre réponse
que nous devons décider de notre avenir.
Alexandra
de Moffarts,
Déléguée
à l’AGE – paroisse de Bruxelles,
Enseignante
à l’Institut Saint-Jean-le-Théologien, Bruxelles
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