Ce qui me trotte dans la tête
depuis samedi dernier, c’est de me dire : « Quel gâchis ! »
Et la faute n’incombe pas à une seule personne, même pas à un groupe de
personnes, mais à des clans qui ont voulu se tirer dessus en nous passant sur
le corps. Le patriarcat œcuménique voulait mettre de l’ordre, et voilà un chaos
(nous avons même d’anciennes paroisses, en Scandinavie, qui commémorent désormais
un évêque basé en Amérique !). Le patriarcat de Moscou, comme il en a
l’habitude depuis le début du siècle dernier, cherche à grapiller tout ce qu’il
peut pour augmenter la gloire tout humaine du « Monde Russe ». Les
tendances diverses qui existaient depuis toujours dans l’archevêché, comme dans
toute communauté, s’entretuent au lieu de se liguer pour maintenir la cohésion
de l’ensemble. Que celui qui n’a pas péché jette la première pierre ! Et
tous se retirent, du plus âgé au plus jeune…
À la sortie de l’assemblée
générale extraordinaire de l’archevêché, on reste doublement choqué :
d’abord par les méthodes employées par les organisateurs, puis par le niveau de
conscience ecclésiale que les débats ont révélé.
Bien entendu, tout le monde
connaît et admet les dysfonctionnements inquiétants de l’Église de Russie. L’archevêque
Jean lui-même n’est pas avare en critiques sur l’autoritarisme de cette Église,
même si, désormais, il emploie volontiers lui-même ce type de méthodes
d’administration pastorale. Contourner les statuts, museler les avis contraires
au sien sont devenus des pratiques courantes pour lui. L’actuel archevêque a
dépassé son prédécesseur dans la répression de son clergé, et cela n'a pas
attendu les derniers mois.
En pratique, à l’assemblée, cela
s’est traduit par des discours tendancieux, des contre-vérités assénées de
manière péremptoire, des invectives à l’égard des personnes. Peut-être dans
l’Église ce genre de comportements sont-ils devenus courants, mais dans la
société occidentale sécularisée, on respecte bien davantage les individus.
L’impression que laisse cette assemblée
générale extraordinaire est surtout celle d’un affligeant manque de conscience
ecclésiologique d’une portion importante de nos prêtres : pour eux,
trouver un chemin canonique consiste à se couper de la communion avec le
patriarcat où ils se trouvent alors qu’ils n’ont pas de reproches doctrinaux à
lui faire (seraient-ils seulement capables d’articuler théologiquement des
reproches ?). Pour la canonicité, on a vu mieux ! Quant à créer une troisième
structure épiscopale du patriarcat de Moscou superposée aux deux existantes (le
diocèse de Chersonèse et le diocèse de l’Église russe hors-frontières), cela ne
gêne pas leur sens canonique…
L’expression que l’archevêque
Jean et le père Jean Gueit répètent régulièrement est : « Il faut
sauver l’archevêché ! » Comme si l’Église avait besoin d’être
sauvée ! Quand on leur dit qu’on est dans l’Église pour être sauvé et non
pour sauver l’Église, ils ne vous comprennent même pas. Sauver les formes, pour
eux, c’est plus important que préserver le sens.
Il faut rappeler que, derrière le
mot « Archevêché », on peut voir, au moins, trois différentes
notions :
1°/ La structure canonique qui,
depuis 90 ans, dépend du patriarcat œcuménique
Avec ce patriarcat, des dialogues
ont eu lieu au printemps et en été 2019 et s’avéraient prometteurs, mais la
rencontre de l’archevêque Jean seul avec le patriarche Bartholomée, en août
2019, a réduit considérablement les possibilités de conciliation. Les
propositions d’ouverture qu’a faite le patriarche et que l’archevêque Jean a
relayées au conseil de l’archevêché ont été jugées par les partisans du passage
au patriarcat de Moscou comme des paroles en l’air.
En revanche, les promesses du
jeune Métropolite Antoine Sevriuk de Chersonèse sont obligatoirement dignes de
foi. Car on nous dit que, à son âge, il n’est plus représentatif du clergé
formé à l’époque soviétique, donc il ne pratique pas le double langage.
2°/ La structure juridique de
droit français
Parmi les trois significations du
terme « Archevêché », c’est la structure juridique qui a tenu une assemblée
générale extraordinaire le samedi 7 septembre. Mais sans contenu pastoral,
cette structure est une coquille vide. On peut en créer et en abolir autant
qu’on veut. Cependant, c’est cette structure qui est propriétaire de certains
biens immobiliers symboliques, dont la Colline Saint-Serge. Et c’est
probablement pour cela que le patriarcat de Moscou s’acharne à obtenir le
contrôle de cette structure juridique. Si c’est l’entité pastorale qui les
intéressait, ils en ont déjà deux en Europe occidentale ; pourquoi ne pas
y accueillir l’archevêque Jean et les paroisses qui veulent le suivre ? La
réponse est claire : parce que ce ne sont pas les paroisses et les fidèles
qui les intéressent le plus !
3°/ La troisième signification
qu’on peut voir au terme « Archevêché » est le fruit de la rencontre
entre la première émigration d’exilés et la culture occidentale, fruit produit
spirituellement par les fidèles et leurs humbles pasteurs, sans collusion avec
les pouvoirs d’État, et fruit produit intellectuellement par l’École
théologique de Paris (surtout au sein de l’Institut de théologie Saint-Serge et
de l’Action Chrétienne des Étudiants Russes).
Duquel des trois
« archevêchés » l’archevêque Jean est-il encore le chef
aujourd’hui ? À la sortir de l’assemblée générale, je crois que chaque
participant, à commencer par l’archevêque Jean lui-même, aurait hésité avant de
répondre.
Sur le plan pratique, la
direction de l’archevêché a fait venir les délégués des quatre coins de
l’Europe simplement pour « discuter de l’avenir de l’Archevêché ».
Toute décision aurait été illégitime ce jour-là ; mais voilà que, même en
forçant l’assemblée à se prononcer sur un document flou et arrivé tardivement,
les pressions n’ont pas suffi à obtenir la majorité qualifiée des votes.
Dans n’importe quelle institution
honorable, les personnes qui auraient manipulé le chef pour mener à un tel
fiasco auraient présenté leur démission immédiate, mais ce n’est pas ce que
font les responsables de ce désastre. Ils continuent leurs manigances à l’heure
où nous parlons.
En fait, le véritable drame est
que nous avons constaté un chef qui ne parvient pas à prendre de la hauteur,
mais qui s’enfonce dans un bourbier, entraîné par des conseillers vaniteux, et
cherche à y attirer autant de personnes que possibles.
Il faut savoir que c’est contre
l’avis de 8 des 12 membres du conseil de l’archevêché que l’archevêque Jean a
décidé, début juillet, de convoquer une assemblée
extraordinaire, alors même qu’il n’avait aucun document à produire dans la
convocation à l’assemblée. Parmi les membres du conseil, plusieurs lui disaient
avec force que, s’il organisait une assemblée dans l’état actuel des
discussions, cela mettrait l’archevêché dans un état de grande division.
Nous sommes attristés d’avoir eu
raison : 58,1% contre 41,9%. Voilà l’archevêché devenu comme la
Belgique : coupée en deux parties incapables de se séparer réellement.
Car, en effet, j’ai entendu de nombreux participants dire en sortant qu’ils ne
voyaient pas ce qu’ils avaient en commun avec l’autre « camp ». Cette
assemblée a amplifié la division qui existait depuis longtemps. Était-ce
nécessaire de la manifester si fort ? Nul ne peut le dire. En tout cas,
tous peuvent se prévaloir d’être « l’archevêché », pour ce qui est de
l’héritage spirituel, mais la structure juridique, quant à elle, ne risque plus
d’être contrôlée par le patriarcat de Moscou. Des moyens légaux sont
disponibles pour éviter cela désormais.
Pour sa part, le patriarcat
œcuménique de Constantinople se tait, pour l’instant. L’archevêque Jean a
adressé une mise en demeure au métropolite Emmanuel de France, par voie
d’avocat, et le métropolite n’a pas encore réagi. Il faut dire que la seule
réaction pastorale qui pourrait mettre en échec la conquête, par le patriarcat
de Moscou, de ce qui a été le joyau de l’Orthodoxie européenne consisterait à
montrer de l’audace créative : l’Église de Constantinople, pour sortir
grandie de ce conflit, devrait oser créer quelque chose de nouveau, au moins
une structure pour toute l’Europe occidentale, avec un synode local constituée
de tous ses métropolites, comme aux États-Unis, et un vicariat non seulement
pour la France, mais pour tous les territoires où l’ancien exarchat avait des
paroisses (de la même manière que les communautés arabophones de l’archevêché
grec d’Amérique sont réunies territorialement sur tout le territoire des États-Unis,
mais sous la supervision uniquement de l’archevêque grec qui siège à New York).
Quant à ce que l’Histoire
retiendra de tout cela…
C. D'Aloisio
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